Jacques Rivette : " Je suis toujours partisan du bordel absolu."
En Mars 1982, dans la revue Cinématographe, le cinéaste s'entretient avec Philippe Carcassonne et Didier Goldschmi1
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Marie, tout juste sortie de prison, tente de retrouver son ami. Elle rencontre une jeune vagabonde en mobylette, Baptiste, sorte de Don Quichotte moderne.
Marie sort de prison, à la rue et claustrophobe. Elle tente de retrouver Julien, son compagnon. En chemin, elle rencontre une jeune vagabonde en mobylette, Baptiste, sorte de Don Quichotte moderne venue d'"Ailleurs-les-Oies". Dans leurs pérégrinations autour de Paris, elles sont traquées par une sorte de police parallèle, les "Max".
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" Cap sur l’île au Trésor, Céline et Julie vont en bateau, et vont bien. En 1980, elles ont confié &a
" Cap sur l’île au Trésor, Céline et Julie vont en bateau, et vont bien. En 1980, elles ont confié à l’océan un drôle de film-bouteille. Contre vents et marées, il nous parvient enfin aujourd’hui. En effet, puisque toutes les mers se jettent dans la Seine, il était fatal que, tôt ou tard, leur message d’allégresse passât sous Le Pont du Nord.
Paris, place Denfert-Rochereau. Casquée, masquée, le cuir noir « moulant ses formes d'ivoire », chevauchant un blanc vélocipède à moteur, elle girationne autour du Lion de Belfort tandis qu’Astor tangote. Serait-ce Musidora, dans un feuilleton de Feuillade ? C’est Pascale Ogier dans le dernier conte de Jacques Rivette. Depuis Duelle, en 1976, nous étions sans nouvelles du cinéaste. Nous attendions vainement deux films restés inédits (Noroît et Merry go round), c’est un troisième qui paraît. A point nommé, comme l’an dernier, La Femme de l’aviateur. Un véritable bol d’air frais sur les écrans (...)
A l’instar de Loin de Manhattan (de Jean-Claude Biette, autre farceur incompris), Le Pont du Nord fut tourné entièrement en extérieur. D’un handicap économique, Rivette a su tirer un admirable parti-pris formel, et dramatique (dans le récit, Marie, fraîchement sortie de prison, ne supporte plus l’enfermement). La véritable star du film, c’est Paris. Rivette use de la capitale comme d’un vaste studio, la modèle aux contours de son imaginaire.
Ebahi, le Parisien redécouvre une ville qu’il croyait à jamais disparue, celle du cinéma de Carné et Trauner (ce n’est pas un hasard si l’une des deux héroïnes se prénomme Baptiste). La caméra musarde de Bercy au canal de l’Ourcq, du pont Bir-Hakeim à la rue du Nadir-aux-Pommes. La présence soudaine de l’Arc de Triomphe semble même déplacée ! Néanmoins, loin de toute nostalgie, c’est un Paris en démolition, gigantesque chantier, que Le Pont du Nord fixe dans le cours de sa pellicule. La dernière séquence se déroule sur le no man’s land apocalyptique de La Villette (bien connu des habitués de la Bibliothèque de l’IDHEC !).
Un éblouissant travail de repérage (bien plus intéressant que celui de Diva, bon chic et mauvais genre, laborieux dans sa fantaisie à tout prix), fruit sans doute d’une vie entière de cinéaste-piéton. En ajoutant un panneau supplémentaire à sa filmographie, immense fresque parisienne (Paris nous appartient, Out I, Céline et Julie..., Duelle), Rivette rejoint le Queneau enchanté de Courir les rues.
On redécouvre dans Le Pont du Nord les thèmes du complot et de l’organisation secrète qui lui sont chers et qu’il retrouve chez Balzac. Ici, enjeu d’une lutte obscure (tel le message musical de Une femme disparaît), un plan de Paris divisé en cases d’un immense jeu de l’oie donne sa structure au film. A chaque séquence, les personnages avancent ou reculent d’un décor, d’un quartier à l’autre par coups de dés successifs. Aussi, moquée, exorcisée, la mort n’est-elle plus que la case n°58. Ce n’est qu’un jeu, sérieux comme l’enfance.
Fidèle à lui-même, Rivette saborde systématiquement la fiction mise en place. A la fin du film, contre toute attente, le mystérieux Max se révèle « inoffensif » et entreprend même d’enseigner à Baptiste l’art du karaté.
L’intrigue est définitivement désarmorcée. Etonnée, la caméra cadre un moment le maître et le disciple, puis, en un panoramique distrait, se détourne, observant un paysage d’après la bataille. Contrairement aux apparences, Rivette n’est pas brechtien, mais blagueur. Cette autre école est celle de la malice et de la ruse.
Comme pour Céline et Julie..., les actrices ont participé directement à l’élaboration du scénario, cette fois avec la complicité de Suzanne Schiffman (La Femme d’à côté, Truffaut). Sur l’écran, deux heures durant, elles vivent, traînent et s’ébattent en liberté, surveillée. On devine un réalisateur tour à tour intrigué, épaté, éclatant de rire. Baptiste défie tous les lions/Sphinx des monuments de Paris, et, de son surin, lacère les yeux des femmes/Œdipe placardées sur les murs.
Pascale Ogier stupéfie dans ce rôle de funambule, elle étire son corps élastique d’un bord à l’autre de l’image et crée, clandestinement, un « suspense » supplémentaire, dénouant ses cheveux à mesure que le film progresse. Du très grand art japonais.
En voyant Le Pont du Nord, on songe à ce qu’écrivait Rivette lui-même lors de la sortie des Quatre cents coups dans Les Cahiers du Cinéma, en mai 1959 : « La chose la plus précieuse au cinéma, et la plus fragile, est aussi ce qui disparaît davantage de jour en jour sous le règne des habiles : une certaine pureté du regard, une innocence de la caméra, qui sont ici telles que si elles n' avaient jamais été perdues ».
Jacques Rivette est le Lapin Blanc du cinéma français.Où qu’il aille, il ne faut pas hésiter à la suivre !"
" On connaît, depuis Paris nous appartient, la fascination de Rivette pour les complots. Pour les groupes qui montent dans l&rsq
" On connaît, depuis Paris nous appartient, la fascination de Rivette pour les complots. Pour les groupes qui montent dans l’ombre des spectacles pleins de ferveur (L’Amour fou) ou des machinations politiques pleines de périls (Out one spectre). Si Paris reste, pour ce cinéaste, le théâtre idéal des opérations, c’est qu’avec ses décors hallucinants et ses quartiers si divers, cette grande ville est une véritable aubaine pour les maniaques de la conspiration.
Marie, en revanche, est un personnage de notre époque. Elle en incarne même l’aventure la plus violente, la plus désespérée : celle du terrorisme. On se souvient que son interprète, Bulle Ogier, jouait le rôle d’une terroriste dans La Troisième génération de R.W. Fassbinder. Rivette, qui entretient avec ses comédiens des liens de tendresse complice, n’a pas oublié cet épisode de la carrière de sa vedette et lui fait retrouver un personnage qu’elle a beaucoup aimé.
" Le Pont du Nord n’est pas l’histoire de deux femmes qui... ou d’un complot, ou d’une folie, ou d’un me
" Le Pont du Nord n’est pas l’histoire de deux femmes qui... ou d’un complot, ou d’une folie, ou d’un meurtre. C’est d’abord un univers imaginaire, donc arbitraire. Il semble bien qu’il y ait à la base de la méthode de Rivette, de son envie de cinéma, la constatation pragmatique que tout film consiste à imposer une matière mentale, fantasmatique, à une réalité extérieure résistante, mais informe, chaotique, incompréhensible, qui a ses propres lois. Puisque ce désordre nous échappe, écrivait Cocteau, feignons d’en être l’organisateur ».
Le cinéaste classique (Lang ou Hawks, par exemple, à propos desquels Rivette a écrit des textes admirables) impose son univers (ses thèmes, ses formes, son style). Mais la réflexion nous amène à penser que ce n’est pas lui qui importe, mais la coïncidence du sens qu’il donne ainsi au monde avec les lois obscures qui le régissent.
Dès lors, l’exercice de la mise en scène n’est plus l’expression d’un auteur mais ce qui va jaillir de la rencontre entre un cadre abstrait, préétabli, et ce réel multiforme. Idées, personnages, fiction, fantasmes, n’ont qu’une importance secondaire. Ils perdent leur consistance, n’ont plus à s’imposer au monde extérieur. Au contraire, plus ils sont malléables, plus ils auront de chance de se couler dans lés mouvements, les courants, les circonvolutions qu’ils rencontreront.
Tel est certainement l’apport essentiel de l’Amour fou et de la méthode rivettienne, cette acceptation de l’aléatoire, du hasard dans la mise en scène (préparée par les oeuvres de Renoir et de Rossellini, et, à notre sens, fort mal compris en 68, dans la mesure où il ne s’agissait pas d’un refus du spectacle, d’un branchement plus direct sur la réalité — à la façon du néo-réalisme, par exemple —, mais au contraire d’une acceptation de l’arbitraire total de la fiction, ce que confirmèrent aussi bien Céline et Julie vont en bateau que Duelle).
Marie et Baptiste ne sont pas des personnes réelles, mais des personnages de fiction. Le spectateur sait fort peu de choses sur la première, rien de la seconde. A partir d’elles, se met en place une machine de fiction. Ne leur sont attribués que les aliments strictement nécessaires à cette fiction. La claustrophobie de Marie, justifiée par son séjour en prison, détermine l’errance dans Paris.
La chevalerie moderne de Baptiste, elle, métaphorise l’idée de la fiction et de la mise en scène (« Quelle est la folie du Chevalier ? La nôtre, celle de tous. Il a beaucoup lu et il croit à ce qu’il a lu. Il décide, par un esprit de juste cohérence, fidèle à ses convictions (c’est de toute évidence un homme engagé), abandonnant sa bibliothèque, de vivre rigoureusement à la manière des livres, pour apprendre si le monde correspond à l’enchantement littéraire ». Maurice Blanchot).
Le film est alors un trajet où s’entremêlent par définition le hasard et la détermination. Comme ce plan de Paris qui va leur servir de guide et que Marie va identifier arbitrairement à un jeu de l’oie. Pure fiction, pur jeu, pur fantasme, mais qui va peu à peu rencontrer la réalité, jusqu’à cette preuve irréfutable de la vérité de la fiction : la mort de Marie. Le complot universel et imaginaire était vrai.
Et, dans l’univers du film, surdéterminé en fin de compte par le réalisateur, il ne pouvait que l’être. Ce que démontrent les étranges traits qui dessinent sur l’image de la dernière scène les repères d’un viseur (de caméra, de fusil à lunette ?).
Ainsi, ce travail sur le cinéma, sur le jeu, sur l’arbitraire, sur le hasard, rejoint-il nécessairement la réalité. La subjectivité du réalisateur ou de la schizophrène se retrouvent dans le réel concret : la carte correspond au territoire. Les cases du jeu de l’oie se retrouvent sur le terrain. La mort de Marie transforme sa vie en destin.
Pour cette héroïne vieillie des années 60, l’idée du complot demeurait imaginaire, simple hypothèse de travail, finalement rassurante, puisqu’elle imposait l’idée d’une rationalité : puisque l’on est piégé par quelque organisation, il y a un ordre qui s’oppose au désordre. On peut le cerner, le désigner, même obscurément, empiriquement. Agir sur lui, rendre la mystérieuse serviette et retrouver sa liberté, arracher Julien à sa prédestination et retrouver sa liberté, sa contingence. Mais cette liberté, cette contingence font alors partie de cet ordre.
Croire que Marie et Julien peuvent fuir en reconnaissant la réalité de la machination, c’est reconnaître sa puissance, donc leur sujétion à l’enchaînement fatal des déterminismes, dont la seule logique est la mort.
Baptiste, au contraire, enfant des années 80, ne croit pas à cette rationalité du complot, donc à la possibilité de l’enrayer, de lui opposer une autre rationalité, une autre organisation. Du moins le trajet qu’elle accomplit est-il son voyage initiatique : d’abord séduite par l’hypothèse de Marie — c’est pour cela qu’elle croit pouvoir la protéger —, elle la dépasse : pour elle, les Max sont partout, les flics sont partout. Les yeux sont partout. Elle ne se trompe pas : à chaque plan du film, elle est regardée par le Max-réalisateur et les Max-spectateurs.
La vision du Lang du dernier Mabuse (littéralement : les mille yeux du Dr Mabuse) s’est accomplie. Le complot n’est plus circonscrit, il est universel, les fantasmes de Marie Lafée et de Rivette ne se distinguent plus du réel, l’aléatoire rejoint le déterminisme universel. Il n’y a plus de liberté. Et plus de cinéma (les Grands espaces cèdent la place à la Prisonnière).
D’où le caractère profondément dérangeant, déroutant, angoissant de ce Le Pont du Nord. C’est le passage d’une civilisation à une autre. Une mutation, métaphorisée par le décor de destruction, de désertification de la seconde moitié du film. Les deux femmes suivent le chemin de fer de la rue d’Hautpoul au parc de la Villette, aux anciens abattoirs. Il faut qu’un monde se détruise (que meure Marie), s’autodétruise, pour que le monde nouveau puisse apparaître.
Le Pont du Nord exprime l’échec de la tentative de l’Amour fou, réintroduire la liberté, le contingent au sein du rationnel. Ici, plus de rationnel. Toute l’attitude de Baptiste est fondée sur le magique. Le monde n’est ni organisé par une volonté divine ni livré au chaos : hasard et déterminisme ne sont que les deux faces d’une même rationalité.
Si les Max sont partout, ils sont aussi nulle part. Il ne s’agit plus de donner du sens au monde, encore plus de sens : entreprise prométhéenne de la pensée occidentale qui se referme sur elle-même. Lorsqu’on aura ramené tous les signes au déterminisme, à l’enchaînement des effets et des causes, on aura pensé le monde, mais que deviendront la vie, la liberté, la contingence ?
Pour Baptiste, ne compte plus que l’apparaître des choses. Elles ne recèlent aucun secret. Leur mystère n’est que dans leur existence même, leur présence irréductible à autre chose. C’est le sens de cette scène puérile où elle affronte le dragon (comme ailleurs elle perce les yeux ou tue le Max du téléphone) : il suffit de lui opposer sa propre force ; sa propre présence, sa matérialité. Il n’y a plus alors de dehors et de dedans (qui entraînait la claustrophobie et la schizophrénie de Marie), l’imaginaire se confond avec le réel. La caméra qui la cerne dans la scène finale, viseur ou fusil, ne peut l’atteindre, puisqu’elle n’attente plus à son ordre, se contentant de s’y inscrire.
Ce qui nous ramène au cinéma : cette scène où Pascale Ogier et Jean-François Stévenin se livrent à un mystérieux sport de combat où l’ennemi est imaginaire mais les corps réels, devient un moment de pur plaisir du geste et de la pulsion, où les êtres coïncident avec leur corps, pure présence au monde, pure contingence (comme cet accident de la circulation que l’on perçoit au fond d’un plan à un autre moment du film) : signifiant sans signification.
Plaisir de l’événement qui surgit, apparaît, impose sa réalité absurde, nauséeuse. Plaisir et malaise, puisqu’ils mettent en déroute notre rationalité, nous rendant au mystère de l’univers, sans recours à quelque transcendance que ce soit. Suprême liberté ou dernière aliénation ? A suivre..."
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