Ce nouveau Tarkovski m’apparaît d’une portée, d’une pureté et d’une novation (sur lui-même) telles qu’on doit le tenir pour l’un des chefs d’œuvres de ce maître, donc du cinématographe. Un Tarkovski « à la puissance », où les fidèles retrouveront tout de son regard sur le monde, mais porté à un niveau d’acuité tel - sur le fond comme la forme — qu’on se dit qu’il y a là un point de non retour, un paroxysme d’épure.
On sait Tarkovski être un mystique : le Sacrifice s’offre d’emblée comme sa profession de foi, religieuse et cinématographique, morale. Le thème de ce film n’est rien moins que « l’alliance avec soi-même », le retour à « la source spirituelle » ; et - précise Tarkovski - « pour acquérir cette espèce d’autonomie morale où l’on cesse de considérer uniquement les valeurs matérielles, où l’on échappe au statut d’objet d’expérimentation entre les mains de la société, une voie — parmi d’autres — est la capacité de s’offrir en sacrifice. » En l’occurrence, le sacrifice d’Aleksander, intellectuel lassé de la vacuité, de l’usure des mots. Ceux qui ne servent plus que pour parler, et manquent pour prier. Ceux qui ne veulent plus rien dire, à moins de vouloir tout dire. « Vieille histoire, celle du Sacrifice, et qu’on pourrait dire hors du temps », stipule le dossier de presse, « mais nous sommes au XXe siècle, celui qui a inventé le mot totalitaire parce que chaque mot, du mot survie au mot destruction (en passant par le mot tyrannie), est devenu capable d’épuiser la totalité de son contenu. C’est pourquoi le sacrifice demandé à Aleksander sera total, c’est pourquoi son enjeu impliquera la totalité du devenir humain ; et c’est ainsi que par fidélité à un mot, le quotidien aura basculé dans l’absolu ».
Cette littérature radicale, revendiquée par Tarkovski, guidera donc les pas de mon approche. Ainsi, l’ultime phrase du film, la seule prononcée par le jeune fils d’Aleksander, est : « Au commencement était le Verbe. Pourquoi, papa ? »
Et si tout le film tourne autour de cette question (renvoyée au Père), il me semble qu’elle est tout particulièrement l’axe de la toute première et de la toute dernière partie du film, déterminant ce dont on parle et comment on en parle (la mise en scène). Au début en effet (du film, aussi bien), il y a la terre et la mer, et dessus souffle le Verbe.
Au sens du message (Aleksander plante un arbre et dit à son fils qu’il faut l’arroser chaque jour, que c’est le sens de la vie), comme au sens de parole, de verbiage même : Aleksander bavarde avec un ami « facteur nietzschéen », puis soliloque autour de la vacuité des mots. L’image est biblique (la mer, la terre, lèvent, l’arbre, l’homme et l’enfant), d’un superbe dépouillement ; mais l’action est ludique (le facteur, la farce que fait l’enfant, Aleksander soliloquant).
Dans une extrême rigueur formelle, Tarkovski s’amuse (première novation) ; il se moque des mots vides. Et confronte leur vaine profusion à la sobre beauté du cadre, de la nature, de la Création. Mais, déjà, l’enfant fait une chute, saigne, et une muette terreur frappe son vieux père...
A l’extrême fin du film, on retrouvera ce même espace : le Verbe a retrouvé son sens, grâce au sacrifice d’Aleksander, et avec lui le monde. Le message est passé (une lueur d’espoir, elle aussi nouvelle chez Tarkovski). « L’humanité », qui s’était « trompée de route depuis le début » en faisant du mot un mensonge (par omission du contenu du message premier), qui a joué le Verbe (le Savoir) contre la Nature (la Création) - jusqu’à l’holocauste atomique — est sauvée par l’acte d’Aleksander. « Qu’est-ce que c’est, la vérité ? »
Autour de cette question se met en scène le second temps du film, dans la maison familiale.Où il est question de théâtre, et où Tarkovski travaille au corps la théâtralité, la « vérité » de la représentation, comme celle de tout discours. Aleksander fut comédien : pleurait-il vraiment ou facticement ? Une carte ancienne lui est offerte : nos cartes modernes sont-elles plus vraies, que pouvons-nous savoir de la Vérité ? Son ami facteur parle de cas étranges de disparus bien vivants : vrai ou faux ? Et cette famille qui discute de tout et de rien, que Tarkovski épingle dans une théâtralité de convention (appuyée sur le théâtre russe du XIXe : encore du nouveau !) : vérités ou mensonges, image vraie ou image faussée ?
Mais, déjà, l’apocalypse passe, balayant les mots, exigeant des actes, imposant que le Verbe soit : que le mot et l’acte ne fasse qu’un. Quelque chose comme une explosion atomique, jetant Aleksander et les siens seuls face à la vérité, à l’erreur, à l’horreur, à la mort. La lumière est blafarde comme cet écran de télé muet. Il n’y a plus de mots possibles. Il n’y a plus que la peur physique, que des corps, que cette crise hystérique de la femme d’Aleksander, cette terrible scène de possession par le Mal (encore du Tarkovski inouï). « Dans le cas de l’acteur, c’est l’artisan lui-même qui devient l’œuvre d’art » : c’est l’enjeu, crucial, du si beau troisième temps du film. Aleksander doit choisir, passer à l’acte, devenir acteur, se faire lui même, radicalement seul face à Dieu, seul face à la vie et la mort.
Il promet à Dieu de tout sacrifier, lui même et les siens, si le monde devait être sauvé de cette apocalypse nucléaire. Du Paradis perdu au Sacrifice, de l’Apocalypse aux Ténèbres, du Chemin de croix à la Grâce, de la Nativité au Feu purgateur, de l’Enfant innocent au Paradis trouvé (par la foi en l’absolu du Verbe) : c’est peu dire que la thématique religieuse guide Tarkovski, comme la peinture religieuse travaille ses images, à chaque moment du film. C’est mal dire l’extrême sobriété à laquelle il se tient dans ce travail, plus pur que jamais et souvent innovant.
Enfin, c’est oublier la raison d’être immédiate de ce grand film : une profession de foi (dans le difficile mais possible miracle de la vie, comme du cinématographe) adressée à son fils... retenu loin de Tarkovski, à sa grande douleur.
Il en va de ce film comme de l’arbre de vie laissé par Aleksander à son fils : un message sacré, une parole du Père ayant force de Loi (sans réponse au « pourquoi ? »). A plus d’un égard, Tarkovski signe ici quelque chose comme son Ordet à lui, contemporain et mystique.
Fabrice Revault d'Allonnes, 14/05/1986