Séparation, retrouvailles : cette double idée de l'élolgnement et du rapprochement préside à l'histoire de Talons aiguilles. Elle a disparu dans la traduction française du titre original, Tacones lejanos, à savoir “Talons lointains". Dommage, car l'adjectif "lointains" a son importance. L'explication de ce titre étrange nous est fournie dans la toute dernière séquence, où la fille et sa mère mourante communient dans une ultime étreinte (étreinte mortuaire, comme à la fin de Matador et de La loi du désir )et dans l'évocation d'une semblable obsession enfantine : des jambes de femme chaussées de talons aiguilles, s'éloignant dans un cas et s'approchant dans l'autre. Leurs deux souvenirs, visuel pour la mère et sonore pour la fille, se rejoignent et se superposent en quelque sorte, à la manière de l'éclipse finale de Matador, tandis qu'elles scellent le pacte qui les unit à jamais.
En quelques secondes, la malédiction de la séparation se trouve conjurée, la dyade originelle s'est reformée. Sublime dénouement -digne d'un Borzage ou d'un Sirk - d'une histoire hantée par la perte, l'éloignement, et leurs figures corollaires, le souvenir, le fétiche, la trace (photos, chansons, sosie-travesti, empreintes de rouge à lèvres, empreintes digitales, etc).
Là résident sans doute les grands thèmes almodovariens. La plupart des héros du cinéaste sont en effet travaillés par la douleur d'une séparation ou d'un abandon, la quête de l'autre complémentaire, la nostalgie de la fusion, le manque, l'absence, et tentent d'y remédier par tous les moyens, les plus irrationnels (dons surnaturels, tels le "flair" utilisé par Antonio Banderas dans Labyrinthe des passions ou la voyance par le même Banderas dans Matador ), et les plus radicaux : transsexualisme, séquestration, crime. C'est précisément par le biais du crime - et de son aveu - que les destinées tragiques des deux héroïnes de Talons aiguilles se rejoignent finalement.
Aidé de deux actrices formidables et finement dirigées, Almodovar retrouve, avec un brio et une intuition culottée qui se fichent du bon goût, l'essence du mélodrame, la violence de ses thèmes (la mort, le sexe et ses "sous-sols" Oedipiens), son pathos, ses convulsions, son lyrisme populaire, sa stylisation volontiers baroque et ses outrances narratives. Le tout relevé d'un humour aussi incongru que les couleurs kitsch et pimpantes dont il habille sa mise en scène. Humour qui ne dessert pas les personnages mais les relativise constamment au regard du spectateur, là encore dans un mouvement alternatif de rapprochement et d'éloignement.
Jacques Valot
Un film qui cite Ingmar Bergman pour mieux affirmer la vision personnelle de son auteur. Le mélodrame joue avec la réalité et les attentes du public1
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