"... Pour Pjer Zalica, qui a réalisé nombre de documentaires à Sarajevo et à Mostar au moment de la guerre, ce premier long métrage de fiction est aussi une manière de lutter, comme ses personnages, contre l'indifférence. Le succès du fameux No Man's Land (2001), de Danis Tanovic n'a, en effet, pas provoqué, selon lui, de véritable renouveau: «D'une manière assez paradoxale, l'opinion publique mondiale s'est désintéressée de la Bosnie après ce film, explique-t-il. C'est comme si tout avait été dit : "La Bosnie a eu son film, voilà, c'est fait."»
Avec son titre qui tire le signal d'alarme, Au feu ! veut donc réveiller les consciences tout en soulevant les rires. Car l'oubli, ça en arrange aussi à Tesanj, et pour ceux-là, la visite de Bill Clinton est un peu comme le retour du mari dans un vaudeville. Il s'agit bel et bien de jouer la comédie. Celle de l'amitié entre les peuples et de la noblesse d'âme. Velija, qui règne sur toutes les magouilles et fait passer cartouches de cigarettes et petites pépées en Croatie, donne des costumes folkloriques aux filles de son bordel local : un retour à la culture vite emballé, pour les beaux yeux d'un général américain venu préparer l'arrivée de son président.
En 1953 déjà, dans Bienvenue monsieur Marshall, le réalisateur espagnol Luis García Berlanga imaginait comme une farce l'arrivée dans un patelin castillan de représentants du gouvernement des Etats-Unis. Pjer Zalica retrouve cet esprit un peu rétro qui mêle chronique villageoise et retentissements, parfois absurdes, de la politique mondiale. C'est au cinéma italien qu'on pense surtout ici, à travers des séquences souvent conçues comme des sketches, autour d'une idée de gag qui fait mouche. Le maire assiste, fébrile, à la répétition drapeau américain confectionné pour l'événement : les étoiles sont rouges, comme au temps du communisme !
Dans ce carnaval où tout devient mise en scène, celle du film est un peu à la traîne. Sans doute parce que l'efficacité comique n'est pas tout pour Pjer Zalica. Il s'agit également de transmettre une vérité plus délicate. Parfois, l'humour et la sensibilité s'accordent. Un pompier serbe demande à un pompier bosniaque de lui fournir des Pampers («On n'a que des couches russes, ça irrite les fesses du bébé»), et les deux compères échangent peu à peu des souvenirs sur les années de guerre, si difficiles à raconter. Après, ils boiront, ils danseront et ce sera la fête, pas seulement parce que la bonne humeur est décrétée par Washington.
Savoir dépasser le passé, sans le nier : c'est la juste ambition que se donne Au feu!, et elle est atteinte. Comme dans ces scènes où le fantôme d'un soldat revient visiter son père, qui ne peut l'oublier et finira par le rejoindre dans la mort. Les deux spectres familiers s'éloi- gnent sur un fond de chanson italienne mélancolique mais entraînante. La tristesse et la douceur se mêlent, et on appelle les pompiers : la vie continue. Peut-être même que Bill Clinton finira par arriver…"
Frédéric Strauss