"C'est l'histoire d’une fascination. Un jeune employé de banque, Jean Fournier, s'est laissé entraîner par un collègue, joueur invétéré, au Casino d'Enghien. II découvre l'attrait de l’argent vite gagné et décide d'aller passer ses vacances sur la Côte d’Azur, paradis du jeu. Il se croit la tête assez froide pour s’arrêter quand il le voudra. Mais à Nice, il rencontre une femme blonde, belle et séduisante, aperçue à Enghien, qui flambe sur les tables du Casino tout l’argent dont elle peut disposer. Il lui porte chance. Elle se l’attache comme un fétiche. Lui s’éprend d’elle. Fascination du jeu, fascination du visage de Jackie qui ne sait vivre que dans le présent et toute entière à sa passion. Désespérant de sauver Jackie et ne voulant pas se perdre, Jean va rentrer à Paris lorsqu’elle court derrière lui et jette un cri qui pourrait bien être un cri d’amour...
Plus simple, plus linéaire que le scénario de Lola, mais tout aussi travaillé, ce récit porte indiscutablement la marque de Jacques Demy et noue introduit dans un univers romanesque dont nous reconnaissons aussitôt les thèmes : la recherche du bonheur, la force du destin, le charme de l’aventure. Le premier film de Demy était un hommage à Max Ophuls dans le cadre d'une ville portuaire, Nantes. Son second est un hommage au cinéma américain des années 30 dans le cadre de la Côte d’Azur. L’ouverture sur la mer, qui évoque les ailleurs, les départs, la vie délivrée de l’emprise du temps, s’est accentuée.
La baie des Anges ressemble à la Californie et Jeanne Moreau évoque, dans son tailleur blanc ou ses robes de femme fatale, ces êtres mythiques d’autrefois qui avaient nom Marlène Dietrich, Joan Crawford ou Joan Harlow. La référence trop vite avancée, à Marilyn Monroe me parait inexacte. C’est une génération plus haut qu’il faut chercher.
Pour la première fois apparaît dans le cinéma français le type exact de la belle aventurière de palace au passé incertain, surgissant à l’aube pour disparaître à la nuit, personnage lyrique et fabuleux qui n’appartenait qu’à Hollywood (rappelons que, dans Lola, Anouk Aimé évoquait souvent Greta Garbo). « On dit que je ressemble à un roman américain », confie Jackie à Jean. C’est l'évidence même dans la mesure où les films américains d’avant-guerre avaient déjà trouvé l’équivalence d’un art du récit romanesque.
Dans La Baie des Anges, le récit ne suit pas un développement dramatique. Il coule au fil du temps, toujours vu par les yeux de Jean. C’est une nouvelle racontée à la première personne. De Jackie, nous ne savons jamais que ce que Jean lui-même peut savoir. Elle entre dans sa vie, elle la bouleverse. L’image finale du couple s’éloignant bras dessus-bras dessous n’est pas une conclusion. Que se passera-t-il après ? Reviendront-ils ensemble à Paris ou continueront-ils ensemble cette existence absurde qu'ils ont menée pendant quelques jours ? Question sans réponse. L’important est que, dans l’instant, se soit réalisé entre eux un accord.
On attendait de l’auteur de Lola un nouveau film baroque, tout en mouvements d’appareils, en volutes, en arabesques. Mais Demy n’a pas voulu refaire Lola. Son film est presque classique : des visages crus, dépouillés, sur un fond toujours blanc, un découpage sage. On remarque à peine le magnifique travail de caméra dans la salle du Casino de Monte-Carlo, lors d'un affrontement des deux personnages au milieu de la foule, seuls comptent les regards et les visages, celui de Jeanne Moreau, défait, marqué par la passion, celui de Claude Mann, impassible et fermé comme dans un film de Bresson.
De temps en temps, un éclat lyrique. Et cette roulette qui tourne, ces mains qui lancent les plaques, qui se crispent. Toute une tension profonde que vingt films sur le jeu, tirés ou non de Dostoiewsky n’ont jamais réussi à nous communiquer. Cette double fascination : celle de Jackie et celle de la roulette, que ressent Jean Fournier, le spectateur la ressent lui aussi. Demy est un auteur qui éprouve pour ses personnages une certaine tendresse. Il ne les juge pas ; il les regarde mais repoussant la fausse objectivité de ses confrères (pour un Chabrol, par exemple, objectivité signifie mépris ; pour d’autres, indifférence) il leur accorde, d’emblée, sa sympathie. D’où le charme pénétrant de cette oeuvre à l’écriture peut-être moins neuve que Lola, mais tout entière d’expression personnelle, et totalement détachée des modes parisiennes.
Demy confirme ici ses dons de directeur d’acteurs. Jeanne Moreau a trouvé le « rôle de sa vie », le vrai. On la dirait remodelée par un Cukor. Claude Mann n’est pas moins admirable."
Jacques Siclier, 17/03/1963