" Commençons par la Marche du cheval, livre indispensable à qui s’intéresse au processus
de création, que Victor Chklovski publia en 1923
en URSS (traduction française : Champ libre, 1973). Dans cet essai, c’est du cheval, ou cavalier, pièce
du jeu d’échecs, qu’il s’agit. Et Chklovski, dans sa préface, accompagnant sa définition d’une image d’échiquier, où cette marche trace de curieux zigzags, précise que ce cheval « se déplace de flanc ».
Il poursuit : « Il y a beaucoup de raisons à l’étrangeté de la marche du cheval, et la première est
la convention de l’art… J’écris sur la convention de l’art. La seconde raison est que le cheval n’est pas libre : il procède en diagonale parce que le chemin direct lui est barré. » (...)
Les cinq films que réalisa Béla Tarr du temps de la Hongrie socialiste, du Nid familial (1979) à Damnation (1988), sont bien des zigzags défiant la censure, correspondant aux zigzags évoqués par l’écrivain russe. Bien des réalisateurs de films hongrois de cette période, en effet, adoptèrent, pour critiquer les frustration
du cheval. C’était des films d’un réalisme sombre.
Béla Tarr fut de cette école, mais ne s’en contenta pas : c’est dans son écriture même, la « convention de l’art » de Chklovski, qu’il exprima ces frustrations.
Dès le Nid familial, sa caméra, littéralement, se heurte aux murs de l’étroit logement où deux générations doivent cohabiter. L’étouffement n’est pas seulement dit : on souffre du manque d’air dans ce deux pièces où les plantes vertes le mangent. Et la désolation d’une vie sans perspectives peut, dans Damnation, se lire aussi bien dans le sujet même, vie sans espoir d’un homme livré à de louches trafics, que dans le crépi craquelé d’un mur de briques éraillées ou la tristesse d’une chanson dans un bar glauque. Un an après,
la Hongrie « passait à l’Ouest ». C’est bien parce que le cinéaste avait un tel souci de la « convention de l’art » qu’il put, avec Satantango (1990-1994), dépasser l’anecdote du partage des biens d’une coopérative, parler du passage d’un monde
à l’autre. Pas vraiment la joie. Et il y eut ses trois films postérieurs, jusqu’à ce Cheval de Turin, après lequel toutes les portes étaient appelées à se fermer (...)
Aussi ne peut-on
assez insister pour que soient vus le maximum
de films. Et d’abord au moins un ou deux des cinq premiers, rarement ou pas du tout vus en France
en leur temps, et ce roman-fleuve de notre temps (435 minutes) qu’est Satantango..."
Emile Breton
CHEF D OEUVRE