" Singulière entreprise, à l’origine, que cette œuvre de trois heures du Danois Bille August, qui récoltait ici, en 1987, la palme d'or pour Pelle le Conquérant. Il s'est agi, avec les Bonnes Intentions de porter à l’écran une histoire écrite par le maître suédois - et universel - Ingmar Bergman, laquelle histoire est constituée par la biographie de ses père et mère. Bergman s'étant juré de ne pas tourner, après Fanny et Alexandre, dont la réalisation l'avait épuisé au moral et au physique, a donc confié à son cadet, au vu de sa réussite de l’adaptation du roman de Martin-Andersen Nexô, le soin de raconter la vie de ses géniteurs.
On suppose que ce n’est pas une mince responsabilité. De l’aveu de Bille August, leur travail en commun sur le scénario et les attendus esthétiques a été harmonieux. Bergman serait heureux du résultat.
Il peut l’être, sans doute, car il n’y a manifestement pas eu, lors de ce cas de collaboration unique dans leranna-les cinématographiques, de "combat des cerveaux", comme aurait dit leur modèle à tous deux, Strindberg, si parfait analyste et clinicien de ce qui peut se passer entre l’homme et la femme, surtout que le père de Bergman, pasteur, théologien et sa mère, issue de la bourgeoisie d’Uppsala, forent en leur jeunesse les exacts contemporains des dernières années du dramaturge. Il faut beaucoup de courage, et d’amour, pour s’attacher à la biographie de ses parents, fut-elle filmée par un autre. Le film tire d’ailleurs sa force tragique de l'affrontement de ces deux êtres épris qui ne cessent, après le bouleversement du coup de foudre, de se déchirer. La dernière image du film, avec une pudeur infinie, montre l’homme et la femme assis sur deux bancs différents, elle-étant enceinte de l’être qui devra s’appeler Ingmar Bergman. "Au début de l’été 1918, dit par ailleurs ce dernier, j’étais encore a l’intérieur du ventre de ma mère, me préparant à venir au monde. Si j’avais su a quel point ce serait compliqué et difficile, je ne serais peut-être jamais sorti! "
Ce sentiment du malheur d’être né, il est clair qu’il vient en droite ligne du père, homme d’orgueil blessé qui n’oublia jamais l’injustice commise à son endroit par ses grands-parents, bourgeois qui ne supportèrent pas la mésalliance dont il fut le fruit. En un sens, son amour pour Anna tient aussi de la revanche sociale et de l’éternel retour du même.
Cet aspect-là des rapports, qu’on pourrait synthétiser au chapitre "la lutte des classes passe dans le lit", est remarquablement disséqué, traité, montré. De fait, tout ce qui peut advenir dans la vie de l’homme et de la femme dressés face à face, malgré les "meilleures intentions" (n’est-ce pas là du coup, malgré tout, l’autre nom de l’amour?) est abordé avec ce film intelligent et méticuleux, dans lequel toute une époque en des lieux donnés nous est rendue avec une constance, une crédibilité, une authenticité dans la reconstitution qui laisse pantois. Ce sont ces grandes vertus classiques, que l’on notait également, il y a peu, dans le film de James Ivory, Howard End. Il existe donc toujours un pan du cinéma qui s’obstine a la plus stricte observance de l’effet de réel, au fil d’une ample respiration qui épouse le rythme du romanesque et où la description, la scène de genre dûment restituée, nous inclineraient à parler de "filmage balzacien". Cela ne peut être taxé d'académisme, qu’il convient plutôt de dénoncer dans le stéréotype "moderne" télévisuel, saccadé, saturé de stimuli, qui fait partout florès.
Les Meilleures Intentions participe d’un grand art en quête de profondeur et de vérité, au plus près des visages, des corps, des gestes et des mots échangés au milieu des objets du temps retrouvé. Qu’il y ait des arbres dans le vent, des trains, des bicyclettes, de la neige et de durs conflits socials autour des protagonistes n’enlève rien à la validité d’une œuvre forte qui n’idéalise rien mais racle jusqu’à l'os, en couleurs, l’aride métier de vivre."
Jean-Pierre Leonardini, 145/05/1992