On dirait une nouvelle de la littérature française du xixe siècle, un écrit méconnu ou demeuré inédit de Maupassant ou Barbey d'Aurevilly : un homme fou d'amour pour une femme envolée, épousant, sans le savoir, la soeur de sa bien-aimée... Si pareille nouvelle avait existé, François Truffaut l'eût probablement adaptée. Truffaut à qui Benoit Jacquot ne dédie pas ouvertement son film, mais à qui il rend, visiblement, hommage : musique lyrique, très Georges Delerue, signée Bruno Coulais ; voix off qui commente les soubresauts sentimentaux des personnages ; fondus au noir, utilisés comme des signes de ponctuation. Sans oublier une fascination pour la sororité. François Truffaut avait aimé travailler avec les soeurs les plus célèbres du cinéma français de son temps : Françoise Dorléac (La Peau douce) et Catherine Deneuve (La Sirène du Mississippi et Le Dernier Métro). Et il avait fait de l'attirance d'un jeune homme, Jean-Pierre Léaud, pour deux soeurs le coeur d'un de ses films les moins appréciés, à l'époque : Les Deux Anglaises et le Continent...
Benoit Jacquot, très en forme depuis quelque temps, filme, de plus en plus, en clinicien : les couloirs de Versailles à la veille de la Révolution dans Les Adieux à la reine, par exemple. Ici, c'est sur la province qu'il pose son regard affûté : rues désertes et ennuyeuses où, une nuit, Benoît Poelvoorde rencontre une sorte de fantôme d'amour, qu'il perdra, par la faute d'un destin contraire, sans pouvoir l'oublier jamais ; interminables (et probablement succulents) repas, concoctés par Catherine Deneuve, qui comprend tout, mais ne dit rien, héritière moderne de ces bourgeoises effrayantes à la Mauriac ; homme politique plus ou moins corrompu, que le héros va combattre, comme pour mieux lutter contre le désarroi de sa propre vie.
Au moyen de plans-séquences précis, habiles, le cinéaste détaille ces codes, ces rituels. Et les dynamite avec un plaisir pervers en observant l'inévitable implosion de son curieux trio. D'un côté, l'homme, jouet du destin qu'il se forge, interprété par Benoît Poelvoorde (il n'est pas toujours convaincant, hélas : on le préfère dans des rôles à la gravité moins apparente, moins soulignée). De l'autre, deux femmes, superbes et fascinantes. Mais aussi agaçantes l'une que l'autre : la soeur-épouse (Chiara Mastroianni), parce qu'elle reste sans cesse, et la soeur-amante (Charlotte Gainsbourg), parce qu'elle part toujours. Elles sont les deux facettes d'une femme idéale, une femme qui n'existe pas, bien sûr, ce qui rend dérisoire et émouvante l'obstination du héros à vouloir les aimer l'une après l'autre. Benoit Jacquot, qui aime mêler les genres et brouiller les pistes, insuffle ce qu'il faut d'ironie dans la brutalité du regard qu'il pose sur ces gens et ce monde. Par l'efficacité de sa mise en scène, ce mélo — et même ce méli-mélo — devient un drame, voire une (mini)tragédie dont on ne sait trop s'il la veut insoutenable ou légère. D'où ce dénouement — une scène qui aurait pu être, mais ne sera jamais — qu'il filme comme il aime faire : entre réalisme et onirisme, exactement.
Pierre Murat