Khroustaliov est le film que Dostoïevski et Tchekhov auraient tourné s'ils avaient eu le temps de devenir ensemble amants et cinéastes.
Une des héroïnes s'appelle Sonia Marmeladov, un tueur, Karamazov, un «sage», L'idiot, et il y a quelque chose de la Cerisaie en folie dans les crises de famille filmées par Guerman. Mais ce serait réduire le bortsch que de le résumer à ses ingrédients strictement russes. Guerman est un cuisinier du diable. À feu roulant, il entretient génialement la confusion. Ce qui fait qu'on finit par trouver tout à fait raisonnable que le film pose à égalité d'intérêt des questions folles: comment peut-on être heureux en enfer? Comment peut-on désirer sa propre répression en croyant lutter pour la liberté? Mais aussi bien: un perroquet peut-il être juif? Dans une tornade de plans séquences qui déboussolent, de dialogues à toute vapeur et d'acteurs en surrégime, Guerman invente le style de cet humour insensé. Et voilà que sous l'oeil de sa caméra éclectique, un parapluie qui s'ouvre tout seul n'est pas moins crucial qu'une engueulade d'où il ressort: «Je t'arrache la langue, je te la fous dans le cul et je t'envoie dans la lune.»
(...) Mais l'aventure de Khroustaliov, épreuve autant mentale que physique, ne serait pas complète sans la transe poétique qui la saisit. Ne serait-ce que la neige, toute cette neige, sans cesse, dans ce film qu'on ne peut pas imaginer autrement qu'en noir et blanc. Guerman cite (in dossier de presse) un vers de la poétesse Olga Bergolts: «Ne retourne pas là-bas, vers cette neige, vers cette nuit, le regard de quelqu'un t'attend.» Pour notre bonheur, mais à ses risques et périls, Guerman n'a pas suivi le conseil. Il y est retourné et il y a croisé le regard de l'enfance dont découle tous les grands films. Ce qui ne veut pas dire qu'il retombe en enfance mais plutôt qu'il y rebondit. Raconté du point de vue d'un jeune garçon, Khroustaliov est au stalinisme ce que l'Amarcord de Fellini, avec qui il a plus d'un lien de parenté, fut au fascisme.
Pas du tout un document ou un commentaire mais une extravagance protestataire. En cette fin de siècle, Alexeï Guerman a fait un rêve: un rêve qui a conscience d'en être un, autant dire la définition même du cauchemar.
Gérard Lefort