" C’est la société prolétaire anglaise qui intéresse Ken Loach, que l’on peut présenter comme l’anti-Ivory. On se rappelle Billy, le mal-aimé de Kes qui se console en élevant un faucon, Janice, l’adolescente internée de Family life, Mick et Alan, de Regards et sourires, contraints de s’engager dans l’armée pour cause de chômage, Stevie, le sans-logis embauché au noir sur un chantier de construction à Londres dans Riff-raff, enfants rejetés d’une Angleterre imperturbablement arrogante et cruelle envers les défavorisés.
Cinéma de l’urgence dénonçant une société arc-boutée sur les privilèges des classes riches, qui emprunte à l’école documentariste du Free cinéma un style de quasi-reportage — utilisation du Super 16 à la fois pour des raisons économiques et stylistiques, refus d’embellir visages et décors, souplesse de la caméra qui talonne les personnages, images brutes, mépris de tout parti pris esthétique, choix de la lumière naturelle —, en y ajoutant les principes du cinéma de fiction — un scénario solidement construit, des personnages structurés, une intrigue habilement menée. On doit parler d’engagement à propos de Ken Loach, de la passion teigneuse avec laquelle, inlassablement depuis vingt-cinq ans, il pointe du doigt les causes, les responsables des malheurs de ses personnages victimes d’un libéralisme à tout crin. Cette fidélité à ses opinions, un esprit de rébellion, une juvénilité, une énergie aussi intacts forcent notre admiration. Le qualificatif inflexible s’impose à son propos.
Sa fougue évite toute sécheresse à la dénonciation sociale, elle impose immédiatement situations et conflits, elle nous entraîne sur les pas des personnages et, avant même que nous nous en apercevions, nous embarque avec eux. En revanche, insuffisamment tenue à distance, elle conduit le cinéaste à schématiser, voire à caricaturer ou bâcler certains personnages secondaires ou situations annexes (...)
Ken Loach, habilement, dénonce tout autant l’impitoyable tenaille économique qui empêche ses héros de nourrir leur famille et les réduit à d’aussi peu glorieux expédients que leur aliénation et leur conformisme (...) La dénonciation du cinéaste porte loin, elle ajoute aux difficultés que la réalité manchestérienne oppose au héros son conditionnement religieux : la folle dépense que représentent les achats destinés à une fête qui ne durera que quelques heures paraît absurde. Mais, dépassons l’anecdote, dans le naufrage qu’est son existence, le spectateur comprend presque, s’il ne l’approuve, l’obsession de cet achat chez Bob : n’est-il pas un moyen de crier sa révolte et d’affirmer les restes d’une dignité battue en brèche ? La haine que le réalisateur éprouve vis-à-vis des profiteurs-charognards le pousse malheureusement à forcer la touche. La scène de l’intimidation de l’usurier, qui semble tout droit sortie d’un thriller de Scorsese, détonne. Est-ce involontaire ou cela relève-t-il d’une démarche pédagogique qui vise à mettre à nu les rouages du système responsable, les causes de l’écrasement des personnages ? Des réussites comme Riff-raff, Regards et sourires, Family life nous amènent à pencher pour la deuxième solution. Mais Ken Loach ne s’arrête pas là : quand Stevie met le feu au chantier qui l’exploitait, quand Bob provoque le décès de l’usurier qui l’étranglait, n’esquisse-t-il pas une solution ? Quand on songe aux choix du gouvernement Major en matière de politique sociale, ces «passages à l’acte» ne paraissent pas innocents. Le happy end moralisateur — la camionnette volée est retrouvée — passe si l’on considère qu’aux humbles il n’est pas de petite victoire. "
Jean-Pierre Bertin-Maghit
Portrait d'une dignité : un chômeur de la région de Manchester cherche à gagner l'argent nécessaire à l'achat de la robe de communion de sa fille. La quête...
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