Michael Haneke est autrichien, pays d'où sort, cycliquement, un cinéaste talentueux (souvenez- vous d'Axel Corti et de sa trilogie viennoise). Habillé tout en noir, dans un style indémodable, avec une barbe poivre et sel, Hanekej en dépit de sa quarantaine, a conservé une allure d'étudiant en philo, À vrai dire, bavard, drôle, le rire à fleur de lèvres, le personnage semble à l'opposé de ses films, qui sont d'une intense noirceur.
Son dernier-né, 71 fragments d'une chronologie du hasard, ultime volet d'une trilogie (décidément!) intitulée «glaciation émotionnelle », ne déroge pas à cette règle. Le film sort cette semaine, deux ans après Benny's vidéo, dont les visions glauques sùr une société de solitaires avaient défrayé la chronique. Cette fois-ci, Michael Haneke dépeint en 71 saynètes, et en les croisant sans cesse, les dernières heures de la vie d'un tueur fou et de ses victimes (un jeune couple et un retraité), juste avant qu'un tragique destin ne les réunisse dans un hall de banque. Evocation de la fragilité de toute vie, mais aussi de l'indifférence envers autrui, dans une société où pourtant règne la sécurité matérielle, 71 fragments... affiche une saisissante austérité que n'aurait pas reniée Bresson, dont Haneke avoue être un fervent admirateur.
« Aujourd'hui, plus personne n'est touché par la violence dans les films, affirme le cinéaste, dans un français parfait. Les gens y prennent du plaisir, en évacuant toute mauvaise conscience sous de commodes alibis esthétiques. « Dans mes films, j'essaie au contraire de provoquer des réactions chez le spectateur, par des scènes volontairement dépouillées, banales mêmes, sans psychologisme. Jusqu'à ce que ça l'agace, qu'il se défende, et finisse par s'ouvrir aux émotions, et accepter les résonances du film sur sa propre vie.»
Soyons franc, beaucoup craquent en chemin. Mais ceux qui patienteront ne seront pas déçus par la force de cette démarche artistique et morale, qui applique aux maux de cette fin de siècle une sorte de grille de lecture façon « nouveau roman ».
Philippe Royer, 27/04/1995