" ... Après les Six contes moraux, après La Marquise d'O et Perceval le Gallois, voici le quatrième film de la série Comédies et Proverbes. Et c’est un nouveau ravissement. La Femme de l'aviateur nous promenait de la gare de l’Est aux Buttes Chaumont, via la place Péreire. Le Beau Mariage se passait dans un vieux quartier du Mans. Pauline à la plage nous entraînait sur une grève normande. Cette fois, avec Louise, nous oscillons entre une « ville nouvelle » bleue et blanche et le cœur de Paris, orange et gris (...) Elle souffre. Et, quand le mot fin (hélas !) apparaît sur l'écran, combien nous regrettons de ne pas assister à sa nouvelle conversation avec son confident Octave !
Octave, Louise... Tout au long du film, tous deux, interminablement, discutent des choses de l’amour et interminablement s’analysent.
Ils parlent, ils parlent...Ils se croient sincères et se mentent. Ils profèrent des aphorismes: « Il me serait insupportable, dit Louise, d'aimer quelqu'un qui est contre moi ou de vouloir quelqu'un qui m'ignore. Cest le désir de l'autre qui suscite le mien ». « Je crois qu'on est vieux, affirme Octave, quand on n'éprouve plus le besoin de séduire ».
Ils emploient le langage de notre temps. Ils parlent de « mecs », de « gars », de « nanas », et pourtant leurs dialogues ressemblent à ceux du XVIIIe siècle. Aussi beaux, précis, élégants. Et le plus étonnant est le ton sur lequel ils les disent, ces dialogues. La voix douce de petite fille de Pascale Ogier est d’une justesse, d’une acuité qui décuplent la justesse et l'acuité des mots qu'elle dit. La façon de parler inimitable de Fabrice Luchini confère à ses propos une drôlerie irrésistible, mais aussi une signification qu’ils n’auraient peut-être pas à la lecture.
On s’aperçoit alors que la musique des voix, le phrasé, l’articulation même en disent plus long sur les personnages que les mots qu’ils prononcent. Ce dialogue merveilleux ressemble à une partition musicale et Les Nuits de la pleine lune à une sonate pour trois instruments qui s’accordent et se répondent.
Une sonate en gris et bleu. Car le plaisir des yeux s'ajoute à celui des oreilles. Si Marne-la-Vallée est bleu et blanc, la chambre de Louise est grise, la station Auber rouge orangé. Les personnages sont vêtus de gris ou de noir, avec parfois une grande écharpe de couleur vive. Au premier acte, celle de Louise est rouge comme l’amour que lui porte Rémi, au deuxième, elle a pâli, elle est fuchsia, et aux troisième et quatrième bleue — couleur froide.
Car au fil de quatre mois, (de novembre à février, un acte par mois), les sentiments évoluent. Quand l’un s’éprend, l’autre se déprend. A trop jouer avec l'amour, l'amour se venge. A trop badiner avec l'amour, le hasard vous joue des tours... A mi-chemin entre Marivaux et Musset, Rohmer nous conte les chassés-croisés, les feintes et les ruses de trois jeunes gens.
Mieux : il nous en fait suivre les méandres en attisant notre curiosité. Louise, cachée dans les toilettes d’un café, guette Rémi qu’elle ne s’attendait pas à rencontrer-là. Resté seul à sa table, Octave soudain ouvre de grands yeux. Qu’a-t-il vu ? Rohmer se garde bien de nous le montrer et nous devrons attendre qu'Octave en fasse à Louise un récit savoureux — encore qu’imprécis. Et le suspense continue.
Oui, ce film qui, comme tous les films de Rohmer, ressemble à une épure, est une sorte de policier du cœur. Est-ce que Rémi trompe Louise ? Et si oui avec qui ? « Je vois une explication, dit Octave, mais c'est une telle vue de l'esprit... »
Alors, non content de nous laisser griser par le dialogue, nous interrogeons passionnément les visages. Ceux d’Octave et surtout de Louise évoquent ces portraits de Holbein où les yeux mangent la figure. Fabrice Luchini, avec sa gravité comique, ressemble toujours au ravi de la crèche, mais il est tout simplement éblouissant. Pascale Ogier, elle, est superbe. Tour à tour enfantine, noyant sa solitude dans un livre de la vieille Bibliothèque Rose ; allumeuse, jouant avec le feu en essayant de pousser Rémi et son amie Camille dans les bras l’un de l’autre ; puis amante délaissée, pleurant, navrée, dans les bras de Rémi.
Yeux cernés, battus : ceux de Rémi dont Tcheky Kaiyo a la redoutable charge d’incarner l'« animalité pathétiquement bestiale », comme dit Octave, et qui n’est pas moins remarquable que les deux autres.
Quand elle abandonne les visages ou les corps, la caméra de Rohmer cadre les objets amoureusement comme un peintre des natures mortes. Souvenez-vous des tomates rouges posées sur une tablette dans la kitchenette de la chambre de Louise, à côté d’un petit pot blanc. Le tout s’encadrant dans la porte ouverte. Et, encore dans l’embrasure d’une porte, Louise, debout, très loin, petite silhouette cassée qui a découvert l'absence de Rémi.
Mais le plus beau peut-être, ce sont... des pieds. Des pieds gravissant l’escalier du duplex de Mame-la-Vallée. Tantôt vifs, tantôt tristes, plus ou moins légers, trahissant l’humeur de Rémi et de Louise qui, tels deux ludions mal accordés, ne vivent jamais au même niveau. Ces pieds, filmés par en dessous, ressemblent à des notes de musique sur une portée, ou aux signes presque abstraits d’une estampe japonaise.
Enfin, j’allais oublier de signaler le rôle capital du téléphone, cet instrument dont nos héros se servent comme d’une canne à pêche pour ferrer celui ou celle qui leur permettra d’échapper à leur solitude. Le plaisir que l’on prend à ce film ironique et d’une suprême élégance, porte un nom très précis : cela s’appelle la jubilation. "
Claude-Marie Trémois, 29/08/1984