" Depuis des années, Alain Cavalier a troqué le stylo pour prendre des « notes » cinématographiques : il enregistre, il filme beaucoup. Mais quoi retenir ? Les meilleurs moments ? Faire un best of de sa vie ? Pas vraiment. Coupé souvent très « cut », Le Filmeur accumule les instants, saisit des impressions, des sensations, fait entendre deux ou trois répliques (le plus souvent entre le cinéaste et sa compagne, Françoise Widhoff), quelques réflexions, toujours dites sur le moment, jamais a posteriori, en voix off. En fait, par son travail sur la concision, sur la rapidité, et par l’extraordinaire précision de son montage, Le Filmeur fait penser à un recueil d’haïkus en images (une page d’un livre du poète Takuboku, où figure l’un de ses haïkus, apparaît d’ailleurs dans le film).
Peu de faits bien précis en réalité, ou plus exactement une somme de petits faits, quelques événements de l’actualité (la mort de Claude Sautet, l’assassinat de Massoud, le 11 Septembre...), mais surtout une attention méticuleuse, et même prosaïque, à lui-même, à ses proches, aux lieux qui l’entourent, à ces choses qui lui plaisent ou qui le touchent, comme il dit, et dont il supporte mal la disparition. Sans pathos, ni même nostalgie, Le Filmeur est une interrogation sur le mystère du temps qui passe et qui fait son œuvre, ce qu’il opère sur les corps. De ces images très intimes, sans ménagement particulier pour ceux qui apparaissent à l’écran, surtout pour Alain Cavalier lui-même (...) il émane une réflexion sur la présence au monde. Et ce sans mysticisme, même si le cinéaste filme l’intérieur d’une église (et la reproduction de sa « chère » Thérèse), mais plutôt avec humour (une séquence très drôle : dans une chambre d’hôtel de Rouen, le cinéaste souligne toutes les horreurs qu’elle comporte - c’est fou comme les chambres d’hôtel peuvent être hideuses...)
Le Filmeur est ainsi un film sur la connaissance de soi qui, au fil des minutes, prend une dimension considérable. J’ai songé à de grandes œuvres littéraires, et tout particulièrement, je pèse mes mots, aux Essais de Montaigne. « Tout philosophe ignore ce que faict son voisin, ouy et ce qu’il faict luy-mesme, et ignore ce qu’ils sont tous deux, ou bestes ou hommes. » Cette phrase du livre II pourrait être en exergue d’un film qui tente d’entrevoir une perspective de sagesse. « Que faire personnellement face à la violence du 11 septembre ? Simplement surveiller la violence que j’ai encore en moi », suggère, par exemple, le cinéaste..."
Christophe Kantcheff