" Ce film, qui s'ouvre et se ferme sur une scène de théâtre, est — ce n'est pas paradoxal — un film sur la vie. L'enjeu qui s'expose sur scène ne va pas être seulement l'aboutissement d'un travail théâtral mais l'accomplissement d'une femme qui va chercher ses marques.
L'actrice, personnage principal d'Opening Night y dispose d'un espace physique (elle joue de son corps, qu'elle soit pleinement consciente ou ivre) - et mental - fantasmes et apparitions s'interposent sans problèmes dans le cours de sa vie. Cet espace intime à l'intérieur duquel se débat la personne est un lieu terrifiant, que la conscience ne maîtrise pas, qui peut rassurer comme conduire à la folie. Cet espace, Cassavetes l'avait déjà exploré dans Une femme sous influence où Gena Rowlands perdait pied au sein de l'espace familial. Ici, Gena Rowlands incarne une actrice et sa dérive est créatrice.
L'espace détaché de soi (le monde, les autres, la vie tout autour) est à la fois menaçant et rassurant. Menaçant lorsque Myrtle, l'actrice, voit une de ses fans mourir sous ses yeux dans la rue. Mais rassurant car Myrtle, assistant à cette mort, est protégée, derrière les vitres de sa voiture, entourée de présences qui tempèrent le drame. Rassurant, le monde l'est puisque reconstitué sur scène, mis en place, donc sans surprises. Mais menaçant car l'être qui y "joue" ne s'y expose plus en une sorte de tête à tête mais se jette en pâture à des centaines de jugements. Myrtle livre un double combat : sur la scène du théâtre, qui symbolise depouis toujours la vie, et sur la scène de la vie, théâtrale en diable.
Pour Cassavetes ces deux terrains de jeu(x) n'ont (presque) pas de frontières. Il filme tout d'abord la scène du théâtre comme on filme habituellement un espace de vie sans scène et sans rideau. Il découpe, s'approche de ses personnages et les visages ("faces") restent pour lui un champ d'investigation privilégié. Il cadre au plus près quand le théâtre suppose une distance. Au contraire, lorsque Myrtle, au début du film, rentre chez elle, l'espace est nu, immense, comme une scène. Son partenaire est là. L'homme et la femme se parlent mais de très loin. Le sol est un parquet, les voix résonnent. C'est un théâtre. Mais après quelques secondes d'hésitation, nous savons que nous sommes dans l'apprtement de Myrtle. Pour Myrtle, comme pour Cassavetes (qui joue le rôle du partenaire et ex-amant dans le film), ces deux espaces ne sont que des portes qui mènent à de multiples mondes. Le point d'équilibre -mais de déséquilibre aussi, évidemment - est alors ce qui est précieusement humain. Car s'il y a un certain vertige à vivre pour tout être qui y réfléchit, cette angoisse de se pencher hors de la scène, hors des lumières, vers le noir, vers le parterre, profond et inconnu, redouble d'intensité pour l'actrice. Dans ce film d'espaces, le plus important est d'y prendre ses marques.
Opening night est un film ouvert, comme son titre l'indique et comme le dit Myrtle qui demande à Sarah, l'auteur de la pièce, si elle-même est "open", c'est-à-dire au-dessus de tout émotionnellement... Emotion qui déborde sans cesse dans tout le cinéma de Cassavetes et qu'on cherche à contrôler (son dernier film s'appelle Love streams - Torrents d'amour). Cette "ouverture" apporte au film son autre versant, sa maladie : une fermeture qui correspondrait à un enfermement. Peut-être celui qu'exigent les répétitions au théâtre. Peut-être aussi celui qui pousse dans un même élan à se fermer ou se refuser aux autres comme le fait l'acteur pour accomplir le texte et sa gestuelle, rites immuables.
Au point d'ancrage du film, Myrtle refuse cette immobilité déguisée que lui confère son statut de star du théâtre (une étoile, c'est loin), image fixe, distante de son public, pour rechercher un nouvel équilibre (sur terre ?).
On ne cesse de le dire à Myrtle : "tu n'es pas une femme, tu es une professionnelle" - Myrtle est ébranlée, "Tout le monde t'aime, tu es une super professionnelle" - Myrtle s'emporte de colère.
Quel mot s'ajuste au mieux au corps de Myrtle ? Derrière la "première" d'Opening night existe le sentiment du "second". Second espace, seconde vie,Second woman (titre de la pièce qu'on joue devant nous). Cette seconde femme est d'abord la groupie qui va mourir et provoquer chez Myrtle un retour brutal vers la réalité de sa propre existence après un passage dans le monde de ses fantasmes. C'est aussi bien sûr la seconde femme qui vit en Myrtle, alternativement la star ou la femme. Ce peut être pour les cinéphiles le sentiment profond d'approcher du mystère de la "seconde Gena Rowlands", mystère de l'amour à l'épreuve du travail puisque Gena Rowlands est actrice ET femme de John Cassavetes (acteur, ET réalisateur ET mari).
Pour l'actrice, une intonation, un regard, un geste sont prétextes à tout remettre en cause. Le film met à plat le sens de ce travail puis son sens dans la vie de ses interprètes. Cassavetes décompose devant nous tous les éléments : une gifle plusieurs fois répétée, un dialogue qui cherche sans cesse à amorcer l'autre pour briser une inévitable solitude. La simplicité de la vie est un leurre, et le théâtre (l'art) est alors comme le mensonge suprême. Un mensonge qui dit la vérité, sans aucun doute. Et tandis que Cassavetes décompose, Myrtle, son personnage, se recompose, réunit les bribes éparses de sa personnalité avant de pouvoir "composer" devant le public.
Dans Opening night, que reste-t-il à Myrtle sinon le public ? Pour nous ? Les autres. Notre public : ceux que nous côtoyons tous les jours.
Ce que nous montre le film c'est que cet humanisme s'acquiert par un travail sur soi qui tient de l'artisanat et, au bout du compte, de l'art. Depuis le début, ce film qui met en perspective ce tâtonnement de la recherche de soi à travers le processus de la création artistique est donc une leçon de vie.
Quand Myrtle improvise lors de l'opening night, la soirée de première, lorsqu'elle joue avec son texte, avec le public, elle force la fiction pour imposer son être sur la scène du monde et elle gagne. Elle se retrouve. Elle se confie au public qui la nourrit un soir de ses bravos. Myrtle le dit expressément ; la question à se poser à propos du rôle ce n'est pas son âge - piste secondaire - c'est : gagne-t-elle ou perd-t-elle ? "Est-ce une question si bête ?" demande-t-elle.
Car ce que Cassavetes semble nous dire c'est que non seulement le théâtre est un lieu tout aussi cruel que la vie puisque soir après soir (comme nous, jour après jour) on doit y "faire ses preuves" pour prouver qu'on existe mais que nous aussi, pour être aimé de l'autre, comme Myrtle de son public, nous devons avoir suffisamment d'amour pour nous offrir et assez d'exigence pour rester au centre de nous-mêmes. Pour Cassavetes, ce centre était le cinéma."
Philippe Piazzo